Contexte
Instabilité politique, difficultés économiques et humanitaires, et graves violations des droits de l'homme : depuis des décennies, Haïti subit une série de crises qui s'enchevêtrent et qui trouvent leur origine dans l'héritage toujours présent du colonialisme et de l'exploitation. Le massacre de La Saline en novembre 2018 a mis en évidence l'intensification de la brutalité des gangs et marqué le début d'un nouveau cycle de violences qui n’a pas cessé depuis, comme l’a douloureusement rappelé le massacre d'octobre 2024 à Pont-Sondé, où plus de 115 personnes ont été assassinées. En 2021, l'assassinat du président Jovenel Moïse a accentué l'instabilité et, en 2023, l'absence d'élus a permis aux gangs de prendre le contrôle du pays et de semer la terreur. Ces groupes sont les instruments de puissants mécènes qui entretiennent des liens étroits avec les partis politiques.
En avril 2024, le Premier ministre de facto, Ariel Henry, a accepté de démissionner, après avoir passé des mois piégé à l'étranger en raison de la prise de contrôle de l'aéroport de Port-au-Prince par les gangs. Il n’avait pas pu revenir dans l'île depuis février 2024, date à laquelle deux grands gangs ont formé une alliance avec l'intention déclarée de renverser le gouvernement, plongeant ainsi le pays dans la tourmente.
En réponse, l'exécutif a déclaré l'état d'urgence le 3 mars 2024 et celui-ci a été renouvelé le 4 septembre 2024 et étendu à de nouvelles zones, dont la région agricole de l'Artibonite, le Plateau Central et les Nippes, où les violences ont été particulièrement intenses.
Le 11 mars, lors d'une réunion organisée par la Communauté des Caraïbes (CARICOM), les leaders politiques et du secteur privé haïtiens se sont mis d'accord sur la formation du Conseil présidentiel de transition, composé de neuf membres. Le nouvel organisme a été investi le 25 avril et a assumé des compétences exécutives provisoires afin de restaurer la sécurité et d'assurer la gestion du pays. Dans ce contexte, plus de 120 organisations de la société civile (OSC) ont approuvé le Cadre politique pour une transition efficace et équitable, qui exige que les droits des femmes et des filles haïtiennes à l'égalité totale et à la participation à la gouvernance nationale soient prioritaires. Le 3 juin, Garry Conille, ancien fonctionnaire des Nations unies et ancien Premier ministre, a été nommé Premier ministre par intérim à l'issue d'un processus de compromis. Il sera chargé de conduire le pays jusqu'à la tenue des élections prévues en 2026.
En réponse aux violences sans précédent commises par les gangs, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé en octobre 2023 l'envoi de la Mission multinationale d'appui à la sécurité (MSS) sous la direction du Kenya, et prolongé son mandat jusqu'à octobre 2025. Elle épaulera la police nationale haïtienne dans sa lutte contre la violence des gangs. Après de longues négociations, le Kenya a accepté d'endosser le rôle de chef de file. Cependant, des recours en justice contre la mesure ont retardé le déploiement des forces jusqu'en juin 2024 et les quelques opérations menées par les forces de sécurité et les effectifs de la MSS sont encore loin d'être efficaces.
La corruption, l'impunité et la mauvaise gestion, aggravées par l'augmentation de la violence des gangs, ont érodé l'État de droit, et les répercussions sur les droits de l'homme et la distribution de l'aide humanitaire sont dramatiques. De janvier à juin 2024, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH) a documenté 1 280 personnes blessées et 2 652 personnes assassinées, dont 2 221 hommes, 363 femmes, 52 garçons et 16 filles, comme conséquence de la violence des gangs. De plus, 893 personnes ont été enlevées, dont 508 hommes, 360 femmes, 13 garçons et 12 filles. L'Ouest est le département le plus touché par les violences : 91 % des décès et 35 % des enlèvements y ont été enregistrés. Les violences fondées sur le genre se sont multipliées, dont les actes de violence sexuelle, qui ont représenté 75 % des infractions signalées. Jusqu'en juin 2024, la violence des gangs avait provoqué le déplacement de plus de 580 000 personnes, dont 52 % d'enfants, soit une augmentation de 60 % depuis mars 2024.
Ces dernières années, l'espace civique s'est considérablement détérioré, victime d'un contexte marqué par les violations des droits humains et une profonde crise humanitaire. La société civile est confrontée à des problèmes complexes. Les journalistes continuent d'être la cible des gangs et des forces de sécurité, la capacité d'action des OSC indépendantes est fortement limitée et les manifestations pacifiques sont réprimées dans la violence.
La Représentante spéciale @SALVADORMIsabel déclare au Conseil de sécurité que la situation en Haïti ne s'est pas améliorée : augmentation de 22% du nombre déplacés, le processus politique confronté à des défis importants, transformant l'espoir en profonde préoccupation. pic.twitter.com/8cYBWY89ED
— BINUH (@BINUH_UN) October 22, 2024
Liberté de réunion pacifique
Les manifestations antigouvernementales sont victimes de la répression
Début 2024, des manifestations exigeant la démission du Premier ministre ont éclaté dans plusieurs régions d'Haïti. Parmi les participants, on comptait de nombreux partisans de l'opposition et membres de la Brigade de sécurité des aires protégées (BSAP), une force de sécurité dédiée à la protection des zones forestières, qui aurait répondu à l'appel de l'opposition en faveur d'un changement de gouvernement.
D'après l'ACLED, l'appel à la rébellion lancé par l'ancien chef de police et chef des rebelles Guy Philippe pour destituer le Premier ministre Ariel Henry a multiplié par cinq le nombre de manifestations en janvier par rapport au mois précédent. Les forces de sécurité ont réprimé certaines manifestations avec une force excessive, qui a fait au moins quatre morts et quinze blessés, dont des journalistes.
Le 22 janvier, des hommes armés non identifiés ont tué quatre manifestants lors d'une manifestation contre le Premier ministre Ariel Henry dans la commune de Jérémie. D'après un rapport, le 29 janvier, deux passants ont perdu la vie lors d'une manifestation à Fort-Liberté. Le même jour, à Roseaux, la police aurait tiré sur la foule et abattu un manifestant à bout portant. Le 5 février, à Petit-Goâve, des manifestants ont incendié les bureaux de la Direction nationale de l'eau potable et de l'assainissement (DINEPA) et deux véhicules appartenant à l'institution. Deux personnes ont été blessées par des coups de feu lors de l'intervention de la police.
Du 20 janvier au 7 février 2024, au moins 16 personnes ont été tuées et 29 autres blessées, principalement lors des affrontements entre les manifestants et la police, d'après le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme.
Liberté d'expression
Des journalistes agressés lors de manifestations
En février 2024, au moins cinq journalistes ont été blessés alors qu'ils couvraient des manifestations contre le gouvernement (voir Réunion pacifique). Des associations de journalistes haïtiens ont signalé six cas supplémentaires, mais aucun organisme indépendant n’a confirmé ce chiffre.
Le 7 février à Jérémie, les journalistes Wilborde Ymozan de Tande Koze, Lemy Brutus de Grandans Bèl Depatman et Stanley Belford d'Island TV ont été blessés lorsque la police a dispersé les manifestants à l'aide de gaz lacrymogènes. Selon des informations publiées par la presse, Belford a été blessé à la main, Ymozan a été touché par un projectile et Brutus a subi une blessure à la tête qui a nécessité des points de suture. Le 29 janvier, Charlemagne Exavier, journaliste à Radio Télé Lambi, a été blessé à la jambe par une balle tirée par un agresseur non identifié alors qu'il couvrait une manifestation à Jérémie.
Le 8 février, à Port-au-Prince, le journaliste indépendant Jean-Marc Jean a été grièvement blessé au visage par une grenade lacrymogène lancée par la brigade anti-émeute de la Police nationale. Des témoins ont suggéré qu'il avait peut-être perdu la vue d'un œil.
Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a exhorté les autorités haïtiennes à enquêter sur ces incidents et à protéger le droit des journalistes à informer des sujets d'intérêt public sans risquer d'être blessés.
🚨 At least 5 journalists hurt during Haiti protests
— Committee to Protect Journalists (@pressfreedom) February 12, 2024
At least 5 journalists covering anti-government protests in #Haiti have suffered injuries from being shot, beaten and hit by projectiles in anti-government protests within the last two weeks.https://t.co/oopYBmNaHp
Le 24 juillet 2024, des agents de sécurité et de la police locale ont agressé des journalistes et des membres de l'organisation Obsèvbatwa pou l'egalité (OPE), alors qu'ils documentaient une grève des hôpitaux aux Cayes. Ils ont confisqué leurs portables et les ont menacés. La société civile a indiqué que deux membres de l’OPE avaient été temporairement relogés pour préserver leur vie.
Des journalistes enlevés dans un contexte de violence croissante
Fin 2023, au moins deux journalistes ont été enlevés. Le 27 novembre 2023, le présentateur de Radio Scoop FM Pierre-Fils Saintamour, sa femme enceinte et ses deux enfants ont été enlevés à Delmas 31, au nord-est de Port-au-Prince. Ils ont été libérés le 8 décembre 2023, après le versement d'une importante rançon. Le 15 décembre 2023, l'ancien journaliste de Regard FM, Barnatte Daniel, a été enlevé à Pétion-Ville, au sud-est de Port-au-Prince. Il a été libéré le 26 décembre 2023, après onze jours de captivité.
Le 18 mars 2024, le journaliste Lucien Jura est enlevé à son domicile de Pétion-Ville, près de Port-au-Prince, dans le contexte d'une flambée de violence dans la région, où des groupes armés ont attaqué plusieurs habitations et fait au moins une dizaine de morts. Jura a confirmé son enlèvement lors d'un bref échange téléphonique avec le secrétaire général de SOS Journalistes, Guy Delva, qui a relaté que le journaliste semblait calme et posé. Des sources locales ont indiqué que les ravisseurs ont ensuite contacté la famille de Jura, qui a été libéré le lendemain.
Le chef d'un gang menace des médias
Le 14 septembre 2024, Jimmy « Barbecue » Cherizier, chef de gang et de l'alliance des bandes G9 Fanmi e Alye, a publié sur sa chaîne WhatsApp une vidéo dans laquelle il montre les cadeaux qu'il a reçus d'un journaliste de Reuters, notamment des cagoules, de l'alcool et des cigarettes. La vidéo a suscité la controverse et a été retirée par la suite.
En réponse, Widlore Mérancourt, rédacteur en chef du site d'information haïtien indépendant AyiboPost et collaborateur du Washington Post, a publié un article le 18 septembre 2024 dans lequel il remet en question la pertinence d'offrir de tels présents à une personne sanctionnée par les États-Unis et les Nations unies pour des violations présumées des droits de l'homme. Il a mis en évidence les conséquences que pourraient avoir ce type d'échanges avec un chef de gang notoire, impliqué dans la violence et l'instabilité qui règnent dans le pays.
Dans une autre vidéo publiée le 25 septembre 2024, Cherizier a menacé directement Mérancourt : « Je viens pour toi, retiens bien mes mots : il y a des gens avec qui tu ne veux pas t’emmêler. Tu pourrais être dans ta salle de bain et une voiture pourrait venir s’écraser sur toi ». Ces propos explicites ont soulevé d'importantes préoccupations quant à la sécurité de Mérancourt. Depuis, il a exprimé ses craintes pour sa sécurité personnelle et a appelé le gouvernement haïtien et les partenaires internationaux à intervenir pour protéger les journalistes et lutter contre l'impunité systémique dont jouissent les auteurs de menaces et de violences à l'encontre des professionnels des médias sur l'île.
Un journaliste part en exil pour échapper aux balles
Le 7 novembre 2023, le journaliste de la chaîne indépendante Radio Télé Zip, Maxo Dorvil, a fui le pays après avoir subi de multiples attaques ciblées près de son domicile à Croix-des-Bouquets, à Port-au-Prince. Il a déclaré avoir essuyé deux tirs en l'espace de deux semaines : le 29 septembre 2023, lorsque deux hommes armés à moto ont tenté de bloquer son véhicule, et le 9 octobre 2023, quand un groupe d'hommes armés aurait tenté de l'enlever, tirant sur son pare-brise avant qu'il ne parvienne à s'enfuir. La police locale a documenté ces incidents et a ouvert une enquête préliminaire.
Dorvil attribue les attaques au gang Mawozo 400, connu pour extorquer de l'argent aux habitants sous la menace d'agressions. Il a affirmé qu'un membre du gang l'avait contacté pour lui demander 1 700 dollars à titre de « protection ». D'après lui, ces intimidations s'inscrivent dans un cycle sans fin qui a commencé en 2022, lorsqu'il a reçu une lettre de Joseph Wilson, le chef du gang, accompagnée de deux balles, dans laquelle il menaçait de le tuer, lui et sa famille, s'il refusait de payer.
Les médias indépendants en état de siège
Le 25 avril 2024, à Port-au-Prince, des membres présumés de groupes armés ont occupé et pillé les bureaux du Nouvelliste, le plus ancien journal indépendant d'Haïti. À la suite de cette attaque, le journal a été contraint de suspendre son édition imprimée et de poursuivre son activité uniquement sur Internet. Max Chauvet, l'éditeur du quotidien, a attribué l'incident à un manque de protection de l'État plutôt qu'à des représailles en raison de ses publications.
En mars 2024, la chaîne Radio Télévision Caraïbes, l'une des plus importantes de la capitale, a également été la cible d'une attaque. Le média a dû déménager par mesure de sécurité, après que des balles perdues ont touché la porte principale et les fenêtres de ses locaux. La direction n'a signalé aucun blessé, toutefois l'activité de la chaîne a été perturbée en raison de menaces pour la sécurité du personnel.
Durant la même période, L'Imprimerie nationale, responsable de l'impression du Moniteur, le bulletin officiel du gouvernement haïtien, a également été attaquée. Cette agression a mis en évidence la menace croissante qui pèse sur les institutions essentielles à la diffusion de l'information et aux archives publiques en Haïti.
Depuis avril 2024, Radio Télé Galaxie, l'une des premières stations FM du pays, fonctionne par intermittence en raison des risques sécuritaires et des difficultés financières qui ont contraint la station à licencier 90 % de son personnel. Au fur et à mesure que l'influence des groupes armés s'étend, certains de ses collaborateurs ont dû quitter leur domicile, et au moins un journaliste réside désormais dans les locaux du média pour des raisons de sécurité.
Liberté d'association
Une OSC contrainte de suspendre ses activités
Le 22 novembre 2023, le Centre d'analyse et de recherche en droits de l'homme (CARDH) a suspendu ses activités en raison des dangers imminents qui menaçaient la sécurité de son personnel. Lors de ses enquêtes, l'organisation avait révélé des activités criminelles, des dynamiques politiques et des intérêts économiques qui affectent le pays. Dans un rapport publié en septembre, elle avait souligné la forte dégradation des conditions auxquelles les personnes déplacées à Port-au-Prince sont confrontées.
Cette suspension est motivée par l'escalade du sentiment d'insécurité, reflet des risques majeurs auxquels les OSC qui travaillent dans des zones à haut risque, en particulier celles contrôlées par les gangs, sont confrontées. Dans un communiqué, le CARDH a souligné la nécessité de cesser temporairement ses activités jusqu'à ce que des mesures de protection soient prises pour qu’elle puisse continuer son travail. Deux mois plus tard, il a annoncé la reprise partielle de ses activités le 31 janvier 2024.
Deux mois après une suspension forcée, @CardhHaiti annonce la reprise partielle de ses activités à partir de ce 31 janvier 2024, tout en réaffirmant la responsabilité des détenteurs d'obligations de créer les conditions pour la jouissance et l'exercice des droits de l’homme. pic.twitter.com/WLR7KOBFCM
— CARDH (@CardhHaiti) January 30, 2024