Contexte
Après le meurtre de l'enseignant Samuel Paty suite à une campagne de diffamation l’accusant d'islamophobie, et un attentat terroriste à Nice fin octobre 2020, les autorités françaises se sont lancées dans la répression des organisations de la société civile (OSC) accusées de s'opposer à « l'ordre républicain » et de défendre un « islamisme radical ». Les OSC ont également été dans le viseur des forces politiques traditionnelles et d'extrême droite qui ont exprimé des opinions stigmatisantes à l'égard des musulmans et des organisations musulmanes.
Les OSC et les syndicats de premier plan se sont réunis pour s'opposer au terrorisme et aux déclarations discriminatoires, soulignant qu'elles « ne peuvent que renforcer les clivages délétères » dans la société et « alimenter les machines de haine ». Dans un communiqué du 21 octobre 2020 ils affirment :
« Cet acte a été commis au nom de l’islamisme intégriste. C’est bien cette idéologie et celles et ceux qui la portent qui doivent être combattues sans relâche. Par ailleurs, la stigmatisation des musulmanes dans laquelle certaines forces politiques veulent entraîner le pays depuis bien des années ne peut que renforcer des clivages délétères et alimenter les machines de haine. »
«C’est par une politique ambitieuse d’éducation dans le cadre de l’École publique et laïque, avec l’implication des mouvements d’éducation populaire complémentaire de l’enseignement public et des collectivités territoriales, pour transmettre et faire vivre les valeurs de la République, et par une politique de justice sociale que nous ferons reculer les périls obscurantistes et garantirons nos libertés. »
À la suite de ces événements le gouvernement français a mené plusieurs initiatives qui menacent l'espace civique et l'état de droit en France.
En parallèle, le 21 janvier 2021 l'Assemblée nationale française a pris la décision de prolonger l'état d'urgence en France jusqu'au 1er juin 2021. Dans les faits, cette extension signifie que depuis 2015 la France aura été placée pendant une durée cumulée de plus de trois ans sous un régime d’état d’urgence. Cette décision signe également la prolongation des restrictions des libertés individuelles et collectives, et l'affaiblissement du système de contrôle institutionnel et citoyen.
Liberté d'association
Dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France
Les OSC françaises se sont montrées préoccupées par l'appel de Gérald Darmanin, ministre français de l'Intérieur, à dissoudre le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), organisation antiraciste membre du Réseau européen contre le racisme. Cette menace a déclenché une vague de soutien envers l'organisation qui lutte contre le racisme et la discrimination, notamment le ciblage des musulmans, depuis vingt ans.
Le 2 décembre 2020 le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a annoncé dans un tweet que le Conseil des ministres avait notifié au Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) sa dissolution par décret.
Conformément aux instructions du Président de la République, le #CCIF a été dissous en Conseil des ministres.
Depuis plusieurs années, le CCIF conduit avec constance une action de propagande islamiste, comme le détaille le décret que j’ai présenté en conseil des ministres. 👇 pic.twitter.com/W0SiDzORs4— Gérald DARMANIN (@GDarmanin) December 2, 2020
L'organisation s'était déjà dissoute volontairement afin de poursuivre ses actions en justice contre l'islamophobie à l'étranger. Dans un communiqué le CCIF déclare :
« Depuis plus d’une semaine nous avons répondu aux différents griefs qui nous sont reprochés dans la notification de dissolution et nous avons démontré qu’elle se basait sur des éléments infondés, biaisés ou mensongers. Pire : il nous est globalement reproché de faire notre travail juridique, d’appliquer le droit et d’exiger son application lorsque celui-ci est remis en cause. »
« Aucune association antiraciste n’a jamais fait l’objet de telles attaques en France. Jamais une association n’a été ciblée de la sorte, à travers des milliers d’insultes et de menaces, des comptes et des personnes dédiées à plein temps dont le seul objectif est de déstabiliser, d’intimider et de harceler le CCIF. »
La Ligue des droits de l'homme (LDH) a également exprimé son inquiétude face à décret de dissolution du CCIF et a déclaré qu'il contribue à « accroître les tensions et à conforter l’idée que ce sont bien toutes les personnes musulmanes qui sont ici mises en cause ».
Compte tenu du contexte des meurtres et de la stigmatisation des musulmans, cet incident est préoccupant car il offre une représentation erronée de la foi et de l'idéologie du CCIF. Les actions du gouvernement constituent une restriction extrême de la liberté d'association et créent un précédent pour le recours à l'intimidation politique dans le but de fermer les organisations de défense des droits de l'homme au nom de la « lutte contre l'islamisme », assurant ainsi un terrain fertile pour les attaques contre l'état de droit. En réponse l'European Centre for Not-for-Profit Law a préparé une notice mettant en évidence les principales normes internationales et européennes qui doivent être respectées lors de la dissolution des associations.
Nouveau projet de loi pour renforcer les valeurs républicaines
Le Projet de loi confortant le respect des principes de la République, également connu sous le nom de loi contre le « séparatisme », a été approuvé par une commission spéciale de l'Assemblée nationale. Ce projet de loi avait été présenté par le président Emmanuel Macron le 21 octobre 2020 pour répondre aux menaces de l'intégrisme. Le gouvernement l'a ensuite présenté et défendu le 1er février 2020 devant les députés. La loi contre le séparatisme suivra une procédure accélérée qui ne laissera que deux semaines pour les débats à l'Assemblée.
Une large coalition d'universitaires, d'avocats et d'associations a écrit une lettre ouverte condamnant les attaques sans précédent contre la liberté d'association initiées par le projet de loi contre le séparatisme. Les signataires ont mis en avant l'avis rendu public par le Conseil d'État, la plus haute juridiction française, qui début décembre dans son avis sur le projet de loi avait affirmé :
« Les mesures du projet concernent pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, et les plus éminents d’entre eux : la liberté d’association, de conscience, de culte, de réunion, d’expression, d’opinion, de communication, de la presse… »
Le texte modifié de ce projet introduit notamment l'obligation pour tout bénéficiaire d'un financement public de respecter un contrat d'engagement républicain. Parmi les dix exigences de ce contrat qui n'a pas encore été publié, la loi mentionne l'obligation de « promouvoir l'ordre public ». Les signataires de cette lettre ouverte ont averti du risque d'interprétation erronée qui pourrait dériver d'une définition aussi vague. Ils ont également souligné que de nombreuses associations participent à des manifestations, un droit garanti par la Constitution française. La mise en œuvre de ce contrat pourrait par exemple sanctionner les associations qui utilisent la désobéissance civile pacifique pour protester ou pour exprimer leur mécontentement.
Comme l'explique Le Mouvement associatif, le cadre législatif actuel des associations intègre déjà les principes spécifiés dans le contrat d'engagement républicain. Ils craignent que les pouvoirs publics utilisent ce contrat comme un outil pour contrôler les associations et pour jeter le doute sur elles. Dans un article d'opinion publié le 18 janvier 2021 Le Mouvement associatif affirme :
« Dans ces conditions, ce nouveau « contrat d’engagement républicain » est soit inutile, soit douteux s’il accroît un pouvoir discrétionnaire sur le jugement de conformité aux « valeurs républicaines. »
Liberté de réunion pacifique
Loi « sécurité globale »
Le 24 novembre 2020 les députés français ont adopté la proposition de loi « sécurité globale » présentée par le gouvernement au moyen d'une procédure accélérée. Cependant, l'indignation de milliers de citoyens, d'associations et de journalistes a poussé les législateurs à revoir son contenu et à modifier certains des articles les plus controversés, comme l'article 24 qui défend de filmer des agents de police en service et la diffusion d'images sur les réseaux sociaux. Le texte est maintenant entre les mains du Sénat, la chambre haute du Parlement. Le 12 janvier 2021 le Sénat a convoqué le ministre français de l'Intérieur pour une audition au cours de laquelle il a admis que « l'article 24 était mal rédigé » et a affirmé comprendre les critiques contre le texte.
En attendant, le Conseil d'État a interdit l'utilisation de drones pour filmer des manifestations à Paris. La Quadrature du Net avait saisi le plus haut tribunal administratif et ce dernier a décidé le 22 décembre 2020 que le préfet de police de Paris devait mettre fin, sans délai, à cette mesure de surveillance. À présent, l'utilisation de drones lors de manifestations n'est pas juridiquement encadrée. Malgré cela, Didier Lallement, le préfet de police de Paris, s'est servi de cet outil à plusieurs reprises ces derniers mois. Devant les sénateurs Gérald Darmanin a déclaré que « tout le monde peut utiliser des drones sauf les forces de l'ordre » et que l'objectif l'article 22 de la proposition de loi « sécurité globale » permettra sa généralisation pour encadrer les manifestations.
Le Sénat devra maintenant déposer ses amendements au texte et l'adopter d'ici mars 2021, avant une lecture supplémentaire à l'Assemblée nationale. Les opposants à la proposition de loi ont entretemps poursuivi leurs manifestations au cours des dernières semaines. Le 16 janvier 2021 plus de 200 000 personnes ont manifesté dans tout le pays et le 30 janvier 2021 soixante manifestations ont été organisées dans toute la France. Bien que les associations aient qualifié ces rassemblements de « manifestations essentiellement pacifiques », plusieurs incidents se sont produits et des irrégularités ont également été signalées. La manifestation la plus controversée s'est tenue à Paris, où les organisateurs ont soulevé que des policiers avaient bloqué l'accès à la manifestation, refusé de communiquer leurs numéros d'identification et agressé les participants. Amnesty France a révélé que des dizaines de manifestants ont été victimes de détentions arbitraires lors des manifestations du 12 décembre 2020, où 142 personnes ont été arrêtées en un après-midi à Paris, dont 19 mineurs ; 80 % de ces personnes ont été relâchées sans poursuites. Amnesty International s'insurge :
« Ces pratiques constituent des atteintes au droit à la liberté de réunion pacifique : elles empêchent les personnes arrêtées de participer aux manifestations et peuvent les dissuader d’y retourner par la suite. Elles constituent également des atteintes au droit à la liberté et à la sûreté des personnes. Les autorités françaises doivent cesser d’intimider les manifestants et modifier toutes les lois qui portent atteinte au droit de se réunir pacifiquement. »
À ce jour la LDH a enregistré plus de 13 000 arrestations. Plusieurs organisations et médias tels que L'Humanité et Le Monde ont dénoncé des atteintes à la liberté de réunion pacifique.
L'ONG @amnestyfrance établit des «atteintes à la liberté de réunion pacifique» lors de la Marche des libertés #StopLoiSecuriteGlobale du 12 décembre 2020, où plus de 5 000 personnes défilaient.
Une 30aine de plaintes ont été déposées. #ViolencesPoliciereshttps://t.co/4ctcffq9fo— L'Humanité (@humanite_fr) February 8, 2021
Près de 80 rassemblements « pour le droit à l’information, contre les violences policières, pour la liberté de manifester et contre la surveillance de masse » sont prévus en France samedi #LoiSecuriteGlobale https://t.co/8g0F7oUGbH
— Le Monde (@lemondefr) January 15, 2021
Le collectif #StopLoiSecuriteGlobale a salué l'invitation d'un comité sénatorial pour discuter l'article 24. Désormais plusieurs sénateurs souhaitent le réécrire, craignant qu'il ne soit recyclé dans l'article 18 du projet de loi contre le « séparatisme ».
Expulsion de migrants, de réfugiés et de demandeurs d'asile
Le 23 novembre 2020, 400 migrants ont été violemment expulsés de la place de la République à Paris. Libération a signalé que des migrants, des journalistes et des militants de la société civile ont été victimes d’un usage disproportionné de la force policière, et des vidéos publiées sur les réseaux sociaux montrent des scènes de violence, l'application de tactiques brutales et des tirs de gaz lacrymogènes pour disperser un camp de migrants en banlieue parisienne. Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a qualifié les images de la dispersion de « choquantes », et l'adjoint à la mairie chargé du logement Ian Brossat a remarqué que l'État avait « donné un spectacle lamentable ». De son côté le parquet de Paris a ouvert une enquête pénale pour usage présumé de la violence par un policier qui a été vu en train de faire tomber un migrant alors qu'il s'enfuyait.
L'expulsion du campement sauvage des réfugiés place de la Republique se termine très mal dans les rues de Paris.#Republique #refugies pic.twitter.com/ZMQKoJeiyW
— AnthoZ (@AnthoDepe) November 23, 2020
Après l’évacuation du camp de #migrants de Saint-Denis la semaine dernière, c’est sur la place de la #République à #Paris qu’ont été installées des dizaines de tentes. Le message de plusieurs associations alors que de nombreux migrants et #réfugiés restent encore à la rue. pic.twitter.com/eYsjlNUL45
— Thibault Izoret (@TIM_7375) November 23, 2020
La LDH a expliqué que « la plus grande colère ne vient pas de ces démantèlements organisés et violents des chaînes pacifistes d’hommes et de femmes, des associations et collectifs de la LDH, d’Utopia, de Médecins du monde, des élues et des avocates », mais plutôt du fait que les personnes expulsées se sont retrouvées sans solutions d'hébergement, bien que celles-ci aient été proposées par des élus à la préfecture de Paris. Cette expulsion controversée intervient à peine une semaine après l'évacuation de migrants installés dans des abris de fortune dans la banlieue nord, à Saint-Denis, dont beaucoup n'ont pas bénéficié d'un hébergement alternatif. À ceci s'ajoute le fait que la prolongation de l'état d'urgence a favorisé les abus des autorités et la violence policière contre les sans-abris et les migrants. Cette expulsion constitue non seulement une violation du droit à la liberté et à la sécurité des personnes, mais aussi du droit à la liberté de réunion pacifique, étant donné que l'on a empêché de participer aux manifestations les personnes arrêtées et que d'autres ont été dissuadées d'y retourner par la suite.
Arrestation de manifestants pour le climat
Le 3 octobre 2020 des manifestants pour le climat ont organisé une action consistant à accéder au tarmac de l'aéroport de Bordeaux-Mérignac afin d'arrêter le trafic aérien. Cette manifestation avait été organisée par ANV-COP 21 Gironde et Extinction Rébellion. Sept militants ont été arrêtés et sont poursuivis pour « entrave à la circulation d'un aéronef ». Ils risquent cinq ans de prison et une amende de 18 000 euros. Cependant, le procureur a requis une amende de 500 euros avec sursis. Le jugement sera rendu le 29 mars 2021.
✊ Soutien aux rebelles de @XR_Bordeaux et de @AnvCop21 #Gironde (dont le compte #Twitter est bloqué 😖) dans la procédure judiciaire en cours !
Leur procès pour avoir voulu défendre le vivant se tient le lundi 22 février à 14h sur #Bordeaux 🧑⚖️ https://t.co/VoALrFrPT4— Extinction Rebellion France 🐝🌺 (@xrFrance) February 19, 2021
Liberté d'expression
Dans un article d'opinion publié début janvier dans le quotidien Le Monde, le président du barreau de Paris et le secrétaire général de RSF ont mis en garde contre le danger du projet de loi contre le « séparatisme ». Ils soulignent notamment que l'article 18 de cette loi pourrait à terme être plus néfaste pour les journalistes que la loi « sécurité globale » puisque cette nouvelle loi reprend les dispositions de l'article 24 de la loi « sécurité globale » : elle définit comme délit la diffusion d'informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne pouvant mettre sa vie en danger (art. 18.2). Cependant, un alinéa de l'article 18.3 prévoit une disposition spéciale qui alourdit les sanctions lorsque les auteurs sont des agents de police et des personnes chargées d'une mission de service public.
En décembre 2020 le Conseil de l'Europe a également exhorté le Sénat à amender les articles les plus sensibles de la proposition de loi « sécurité globale » et que le Conseil considère comme une menace pour la liberté de la presse. L'article 24 du projet de loi « constitue une atteinte à la liberté d'expression » selon le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe.
Entraves au travail des journalistes
Le 9 janvier 2021 à Calais la police a empêché le journaliste Romain Mahmoud du site d'actualité Le Média et le journaliste indépendant Peter Yeung de couvrir l'expulsion de réfugiés et de migrants d'un campement (voir ci-dessus). On a signalé que la police avait bloqué l'accès du site pour la presse et empêché les journalistes d'assister à l'expulsion ou de la filmer. De même, en décembre 2020 la police a empêché le photojournaliste indépendant Louis Witter et le journaliste Simon Hamy de couvrir l'expulsion de réfugiés à Grande-Synthe et à Calais. Ils ont vu leur travail entravé à cinq reprises les 29 et 30 décembre 2020. Les agents de police ont également pris des photos des documents d'identité des journalistes. Ces derniers ont saisi le Tribunal administratif de Lille afin qu’il reconnaisse que les actions de la police constituent une violation de leurs libertés fondamentales, et ils ont demandé au Tribunal de les « autoriser à accéder aux différents sites » d’évacuation pour y effectuer leurs reportages. Le syndicat des journalistes SNJ, premier syndicat de la profession, s'indigne :
« Ces refus, empêchant la documentation et l’information sur ces actions d’évacuation de tentes, entravent gravement l’exercice du droit de tout citoyen à demander des comptes à tout agent public... Cette entrave est constituée directement en nous empêchant d’accéder au site et indirectement en empêchant un plus large nombre de citoyens d’exercer ce droit. »
Le 18 janvier 2021 le journaliste Adrien AdcaZz du média numérique QG a récupéré son matériel de presse après sa confiscation par la police le 12 décembre 2020 lors d'une garde à vue de 48 heures. Il faisait partie des journalistes arrêtés alors qu'il couvrait la manifestation contre la proposition de loi « sécurité globale » à Paris. Le journaliste a dénoncé que les cartes mémoire de l'appareil photo étaient endommagées et ne pouvaient plus être lues. Il a affirmé qu'elles contenaient des images sensibles de la manifestation.
#France : @RSF_inter se félicite du classement sans suite de l'enquête contre Adrien AdcaZz (@LibreQg), interpellé le 12/12, mais déplore la confiscation de son matériel durant 1 mois et l'effacement de ses images sans explication. Le droit d'informer ne doit pas être entravé ! https://t.co/6A05Bkt1mB
— RSF en français (@RSF_fr) January 19, 2021